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Le monde est dans un état lamentable. Les derniers mois nous ont poussé à bout, mais ils ont également permis de jeter un éclairage nouveau sur la condition de l’humanité. Les failles, les dysfonctions et les malaises sociaux ont été accentués au cours de la période de crise que nous traversons. Il est devenu difficile de fermer les yeux et de se complaire dans le déni face au grand chantier qui nous attend si nous ne voulons pas sombrer encore plus profondément dans le désespoir collectif. Personnellement, cette période de crise mondiale me donne un regain d’énergie pour travailler à l’amélioration du monde et je me trouve chanceuse d’avoir choisi ce moment pour amorcer des études au doctorat en philosophie. En effet, la philosophie permet de mieux comprendre le monde dans ses fondements à travers une entreprise de réflexion rationnelle sur les principes et les concepts qui guident et qui sous-tendent les affaires humaines. S’intéresser à ces fondements, les comprendre, les analyser et les questionner, me paraît une première étape essentielle pour quiconque entreprend une démarche de réflexion sur la condition du monde dans l’espoir de voir les choses s’améliorer.

Je trouve nécessaire de procéder à une mise en perspective historique et d’étudier l’évolution des idées à travers le temps. Cet exercice est très pertinent parce qu’un retour dans le passé permet de voir comment les mentalités ont évolué et comment elles sont arrivées où elles en sont. Comprendre les forces qui ont influencé le développement de la pensée humaine nous aide à réfléchir aux forces qui nous influencent présentement dans le développement de notre propre pensée. Tracer un tableau de l’évolution des idées nous permet de comprendre l’origine de ces idées et d’expliquer leur présence et leur influence, grande ou petite, dans notre paysage mental actuel. Les idées qui nous façonnent apparaissent ainsi plus clairement comme des éléments en constant développement à travers l’histoire, que nous avons la possibilité de modifier à notre tour à partir de nos propres conditions.

Retour historique

 

Pendant des millénaires, au cours de la préhistoire, la pensée humaine s’est développée en étant imprégnée dans un monde mythique. Les mythes ont constitué la première manière de comprendre le monde et ils ont guidé les premiers groupes humains dans leur quête de sens. La naissance de la philosophie est associée à un mouvement de distanciation des mythes dans la Grèce antique, alors que la faculté de la raison commençait à émerger chez les êtres humains. Il est important de noter que de multiples nouveaux courants de pensée ont également pris naissance ailleurs qu’en Europe à cette époque et que l’humanité dans son ensemble est graduellement sortie de la préhistoire. Toutefois, il est bénéfique d’examiner la pensée occidentale en elle-même puisqu’elle s’est développée à l’intérieur d’un contexte particulier pendant quelques millénaires.

À l’époque de la naissance de la philosophie dans la Grèce antique, les mythes étaient toujours au coeur de l’organisation collective, mais, au lieu d’imprégner totalement la conscience humaine, ils ont commencé à cohabiter avec la pensée rationnelle pour expliquer la réalité. Les mythes ont graduellement commencé à occuper une fonction symbolique qui leur était attribuée par la raison. La raison, qui évoluait sur un fond mythique, est ainsi devenue primordiale pour expliquer les modalités du cosmos et elle servait à légitimer l’action à l’intérieur de ce cosmos. À cette époque, le monde était conçu comme un univers fini évoluant selon un ordre établi et immuable. Cette période a culminé lors de l’époque hellénistique et a décliné lors de la fin de l’empire romain, au moment où le christianisme s’est graduellement imposé comme source principale d’explication du monde, repoussant les anciens mythes hors de la conscience humaine.

Le christianisme a complètement bouleversé les explications du monde développées par les philosophes anciens en introduisant le concept d’un Dieu unique qui a créé le monde à partir du néant. Le christianisme, qui s’est répandu partout en Europe, a par la suite complètement imprégné la pensée occidentale. Lors de la période médiévale, les philosophes ont utilisé la raison pour justifier les dogmes chrétiens. Les preuves rationnelles de l’existence de Dieu et de son rôle de créateur de l’univers ont formé une grande part du corpus philosophique. Ce travail a permis de préciser les règles de la logique et du raisonnement. La religion a servi de point de référence pour expliquer la place de l’être humain dans le monde et pour légitimer l’action et la liberté à l’intérieur des finalités du cosmos.

Par la suite, les Européens ont découvert que la terre est ronde en se rendant en Amérique et ils ont entrepris des voyages autour du globe qui ont complètement transformé leur conception du monde. C’est une période de grands bouleversements au niveau de la connaissance qui a inauguré la Modernité. Des découvertes scientifiques révolutionnaires ont désintégré les idées du passé d’un monde clos et fini et ont établi le monde comme étant héliocentrique et infini. C’est ainsi que la science a commencé à supplanter la religion comme source d’explication du monde. Au lieu de tout référer aux dogmes religieux, on a commencé à utiliser la notion d’expérience pour valider la connaissance. On est ainsi passé d’un monde subordonné à Dieu à un monde subordonné à des lois mathématiques. Les explications rationnelles se sont détournées de Dieu et la raison a été utilisée principalement pour expliquer les lois mathématiques qui régissent l’univers. Si Dieu existe encore, on a graduellement commencé à le pousser hors de la sphère de la connaissance puisque les explications religieuses antérieures ne pouvaient plus être réconciliées avec les avancées scientifiques. C’est à ce moment que la primauté du sujet a été établie par les philosophes : c’est l’époque du “Je pense, donc je suis.” de Descartes.

La primauté du sujet dans la sphère de la connaissance a porté les philosophes à poser les bases du projet humaniste, un élément essentiel de la période subséquente des Lumières. Cette période a été marquée par une montée en confiance dans les facultés humaines pour améliorer le monde, tant au niveau matériel que socio-politique, ce qui a entraîné un détachement encore plus marqué envers la religion. L’Église avait cessé d’être vue comme une source de progrès et elle était plutôt dénoncée pour son dogmatisme et son obscurantisme. Ce processus a poussé Dieu hors de l’espace public. La séparation entre l’Église et l’État s’est imposée. Le libéralisme politique et économique s’est installé. La liberté et l’égalité des êtres humains ainsi que la notion de tolérance ont été mises à l’avant-plan. La plupart des penseurs de cette époque étaient toujours déistes, mais Kant a révolutionné la pensée philosophique avec son criticisme qui a fondé les principes de la raison en établissant les limites de la connaissance humaine dans le monde sensible. La foi ne pouvait donc plus être une affaire de connaissance. Cet esprit critique a ultimement servi le projet d’émancipation humaniste qui voulait se libérer de dogmes religieux qui avaient fait leur temps et dont les carcans empêchaient la connaissance de progresser.

Plus récemment, au cours du XXe siècle, les idées modernes et des Lumières ont commencé à être remises en question. C’est ce que l’on a appelé la période postmoderne. C’est une période au cours de laquelle les idéologies et les systèmes qui régissaient notre monde ont été déconstruits et reconstruits ou bien déclarés inadéquats et désuets. Dieu a été repoussé encore plus loin ; inexistant dans l’espace public et enterré au fond des consciences, il a même été déclaré mort par certains. Mais, si Dieu n’est plus là, sur quoi se base-t-on pour justifier nos actions? Dans un tel contexte, une norme universelle est-elle envisageable? Toutes les avenues sont explorées, ce qui fait en sorte que le pluralisme, le relativisme et le scepticisme sont à l’avant-plan.

Sur une note positive, je remarque que cette déconstruction des concepts dans la postmodernité force leur reformulation constante, dans un effort permanent d’amélioration. La postmodernité mène en effet à un renouvellement continuel du savoir selon le modus operandi de la méthode scientifique. La pensée se trouve d’une certaine manière libérée des idéologies du passé, dans un environnement où tout est désormais possible puisque la recherche de connaissance est un de ses principes directeurs. Le dernier siècle et les premières décennies du siècle actuel apparaissent clairement comme un moment de grande transition, qui pourrait s’avérer être un tournant majeur dans l’histoire de l’humanité. Le tumulte ambiant est certainement le signe d’un rebrassage des idées qui nous guident et nous façonnent, mais nul ne sait encore ce qui en ressortira.

Que nous soyons ou non philosophes, nous sommes tous imprégnés de la mentalité du monde qui nous entoure, mais je crois que c’est le travail du philosophe de faire cet effort conscient d’identification des éléments constituant la mentalité qui façonne notre réflexion en remontant dans le temps pour examiner leurs origines. Dans cet état d’esprit, il devient plus facile d’analyser rationnellement les idées du monde qui nous entoure et de voir ce qu’elles peuvent toujours (ou pas) nous apporter. Je crois que cet exercice de détachement du monde et de décentrement de nous-mêmes permet de découvrir et de cerner les points de tension qui créent des noeuds dans la compréhension et l’organisation humaines. Je pense que l’entreprise philosophique ainsi menée, en concordance avec son temps, peut aider de manière significative à démêler les noeuds causant l’enchevêtrement dans lequel nous sommes maintenant empêtrés. Pour défaire un noeud, il faut remonter le long du fil pour voir où il s’est entortillé. Plusieurs explications sur la condition actuelle du monde nous viennent du passé, et je suis convaincue qu’il faut consciemment savoir d’où l’on vient pour être en mesure de décider où il vaudrait mieux aller et quel fil il vaudrait mieux suivre pour aller de l’avant.

Essayer de trouver de meilleures manières de fonctionner au niveau collectif, à travers une réflexion historique qui porte en elle une intention tournée vers l’avenir et qui est ancrée dans un questionnement du savoir, me semble précisément ce sur quoi porter notre attention à ce moment-ci, alors que la présente crise mondiale a grandement bouleversé nos modes de vie. Il existe une véritable tension entre les manières de faire qui nous viennent du passé et les exigences de la présente réalité qui ne nous laissent d’autre choix que d’être en quête de solutions nouvelles.